Norman le Trappeur hurle au ciel en regardant ses mains gelées. Le chien est alors sa dernière chance. Il plonge ses doigts gourds dans la fourrure tiède...
par Jean-François Chaigneau
Dès l'instant où il les sort de l'eau, Norman sait que ses mains n'ont plus que quatre minutes à vivre. A moins 51 °C, c'est le temps qu'il faut pour les rendre aussi inutilisables que des morceaux de bois. Le froid est une murène qui ne lâche jamais prise. Norman tente de le contrer en faisant jouer ses doigts pour les désengourdir. Mais la lutte est inégale et ses mouvements ralentissent jusqu'à finir par s'immobiliser, raidis par une paralysie soudaine, en moins d'une minute. La peau est devenue blanche, signe que le sang s'est retiré et ne circule plus. Il a à peine eu le temps de casser quelques brindilles sèches sous un sapin et de ramasser quelques écorces de bouleau, puis de dégager un peu la neige sur le sol pour les installer. Un feu, vite ! Sans s'affoler mais sans perdre une seconde. Norman, déjà, ne peut plus rien saisir. Impossible de faire jouer la molette d'un briquet. Ses doigts n'obéissent plus. Il dégage le rabat de sa musette, y plonge les deux mains et sort une grosse boîte d'allumettes qu'il tient entre ses paumes comme avec des pincettes. Il l'ouvre en s'aidant du front, du nez et du menton. Quelques allumettes tombent et se perdent dans la neige.
Avec la main gauche, il essaie d'en caler une entre deux doigts de la main droite. Il serre fermement le grattoir entre ses cuisses. Il frotte. L'allumette se casse. Il perd de précieuses secondes pour en reprendre une autre. Il se force à garder son calme. Sa respiration saccadée lui fait un halo de givre qui le recouvre aussitôt. Il recommence. La flamme éclate, rageuse, mais dans le mouvement pour la porter sur le petit tas de brindilles, elle tombe et meurt dans la neige. Il hurle au ciel en regardant ses mains gelées. Tant d'impuissance pour un geste si simple. Ses chiens, assis à leur ligne d'attelage, l'observent. Une idée. Il se dirige vers le plus proche d'entre eux, Apache, s'agenouille contre lui et plonge ses doigts gourds dans la fourrure blonde de ses aisselles. Le chien, dans un geste de câlin naturel, pose alors sa tête contre celle de l'homme. Compassion, tendresse...L'homme, lui, sait que le chien est sa dernière chance. On raconte que certains traqueurs, autrefois, dans la même situation, étranglaient leur compagnon et lui ouvraient le ventre pour réchauffer leurs mains meurtries dans ses entrailles encore chaudes. Au contact de la fourrure, Norman sent que la vie cesse de se retirer. Ses doigts, qu'il ne sentait plus tout à l'heure, lui font mal à hurler. C'est la vie qui revient. Et Norman, la joue contre la fourrure d'Apache, murmure quelque chose qui ressemble à une prière.
Apache, la jeune femelle, chienne de traîneau, chienne d'honneur, est en train de lui rendre la
vie. Norman se relève, fouille dans sa musette à nouveau, sort une bougie qu'il plante entre les
brindilles de bois et les écorces de bouleau. Puis réussit à saisir une allumette. Il la tient entre ses
paumes, la frotte contre le grattoir entre ses cuisses, et porte la flamme doucement à la bougie.
Le feu hésite, grignote les écorces du bout des dents ; puis, l'appétit le prend et il se met à dévorer les brindilles et les aiguilles de sapin. Sauvé ! Alors, Norman, qui laisse ses mains dans les
flammes jusqu'à les brûler, peut enfin sourire et soupirer de bonheur... Coupez !
La scène s'est déroulée en temps réel, en extérieur et par une température de moins 51 °C,
sans aucun trucage, c'est-à-dire pour de vrai. L'acteur n'a pas eu trop de mal à la jouer. Il n'a fait que répéter les gestes de sa vie quotidienne. En effet, Norman Winther, 51 ans, est trappeur ici même, au Canada, dans les espaces glacés du Yukon. Nicolas Vanier l'a rencontré il y a cinq ans, lors de sa grande traversée depuis le Pacifique jusqu'au Québec, avec son équipage de chiens de traîneau, une odyssée blanche de 8 000 kilomètres. Norman habitait une cabane perdue au milieu de nulle part, seul. "Il dégageait une telle force, une telle sérénité, qu'il paraissait indestructible, raconte Nicolas Vanier. J'ai tout de suite su que le héros de mon film, c'était lui. Norman est l'un des derniers survivants d'une espèce envoie de disparition, le symbole des trappeurs du Grand Nord, tel que notre imagination d'enfant l'a une fois pour toutes consacré. "
On ne triche pas avec le froid. Aussi, avec Le dernier trappeur, le cinéma de NicolasVanier est-il conforme à la réalité. Norman est vêtu comme on le rêve. Sa veste et son pantalon
sont en cuir d'élan ainsi que ses bottes qu'il a cousues lui-même, avec, par-dessus, des sortes de
protège-tibias en castor. En castor aussi, ses moufles, comme son bonnet muni d'oreillettes en
renard. Il habite Ross River, un petit village introuvable niché dans les Rocheuses. Depuis
trente-cinq ans, sa vie n'a guère varié : il passe six mois de l'année seul, dans la forêt, à trapper, puis six autres mois chez lui, à la maison. Avec, entre les deux, une escapade de deux jours à Whitehorse ou à Skagway, le temps de vendre ses peaux. Seule interruption, le Vietnam. Engagé
pour deux ans, par idéalisme, il revient en permission au bout d'un an et demi, et n'y retourne
pas. Il se réfugie dans le bush où il reprend sa trappe. Personne ne vient le rechercher. Père de
deux enfants, divorcé d'une Indienne, il vit aujourd'hui avec une Inuit qu'il appelle sa " femme
patience ". Là trappe est son métier, sa vie et sa survie. " Quand on passe tant d'années dans le
bush, dit-il, on finit par penser comme les animaux. " Ils ne sont guère plus de quelques centaines aujourd'hui comme lui à travers tout le Yukon, un territoire grand comme la France, qui ne
compte que 35 000 habitants dont 20 000 dans la seule capitale, Whitehorse." Une trappe, commente-t-il, c'est une vallée avec tout ce qui va à la rivière. Une rivière ou un lac. Un lac c'est mieux, parce qu'on fait un trou, on s'installe au bord et on pêche. Une trappe fait environ 50 à 60 000 hectares, sur une ligne de 160 kilomètres de long pour 64 de large. Je pose entre 100 et 300 pièges. Je vais les relever en traîneau à chiens ou en motoneige tous les quatre ou cinq jours, en tout cas jamais plus d'une semaine, sinon on ne retrouve plus rien, les carnivores ont tout mangé.
Sur sa trappe, Norman a le droit de tuer deux élans par an, un caribou, un mouflon, une chèvre des Rocheuses, deux ours noirs et, tous les trois ans, un grizzli. Mais un cerf, jamais. Les cerfs sont très protégés dans le Yukon. " II vaut mieux tuer sa femme qu'un cerf, on fait moins
d'années de prison ", plaisante-t-il. Prise minimale pour un trappeur : 100 martres par hiver. Le bonus, c'est le lynx. Et aussi des" volverines ", encore appelées carcajous ou gloutons, sortes de blaireaux d'Amérique du Nord particulièrement voraces.
Norman ne trappe plus les castors. " A 25 dollars canadiens la peau (16,77 euros), remarque-t-il, ça ne vaut plus le coup. Une martre, c'est 75 dollars. J'en piège 120 à 180 par an ; avec quelques lynx à 400 dollars et quelques loups au même prix, ça fait autour de 10 000 dollars par saison. De quoi vivre.
Le droit de trapper s'achète. Le prix varie selon la surface, l'emplacement, entre 25 000 et 75 000 dollars. Si on ne trappe pas pendant trois ans, on perd ses droits. Sinon on les garde toute sa vie..."
Mais voilà : les grandes compagnies forestières avancent, avec leurs bottes de sept lieues,
leurs terribles tronçonneuses et leur noria de camions qui vont et viennent en cortèges longs
comme des trains. Les hommes taillent à outrance, tranchent, percent, font des trouées ravageuses comme la guerre. Alors Norman le trappeur doit partir, en quête d'un autre territoire. Et
c'est là le sujet du film dont Nicolas Vanier rêve depuis longtemps." Le tournage s'est fait en trois fois, dit-il. Nous avons commencé à Noël 2002 et terminé en mars 2004. Le froid est descendu à moins 51 °C, un record pour travailler. C'était le 26 janvier dernier. Puis la température s'est stabilisée autour de moins 38 °C. Au cinéma, personne n'a jamais tourné au-delà de moins 35 °C. C'est la température critique. Les objectifs des caméras se dérèglent, la pellicule casse. Et dès qu'on réchauffe, la condensation entre partout... Moi, je voulais tourner dans ces conditions extrêmes parce que c'est plus beau. "
La première séquence du film montre qu'il a eu raison : on y voit un troupeau de caribous avec
le soleil de l'Arctique derrière, soleil d'hiver, bas, rasant, celui qui se hisse avec peine sur la terre,
après la nuit polaire, qui roule tout le jour sur le bord de l'horizon, flirte avec les lèvres des mon-
tagnes et envoie au ciel des baisers rosé, pourpre et or. Par moins 35 °C, tout souffle vivant se transforme en givre, alors, quand il respire, ça fait un troupeau de caribous qui prend feu dans le tison ardent du soleil. Et c'est une chance quand, au même instant, une compagnie de perdrix des
neiges s'envole dans un battement d'ailes feutré.
Instants de grâce du Grand Nord comme à chaque fois qu'on y surprend les animaux, ces merveilles d'adaptation à une nature tellement hostile. Loups, caribous, perdrix, lièvres, ils sont blancs ou gris comme l'hiver et deviennent roux, noirs ou bruns quand c'est l'été. Et parce que les rencontres, dans le bush, sont de hasard, il a fallu, pour les filmer, faire venir d'ailleurs la plupart d'entre eux.
Il y a eu les loups - trois fils, une fille et le père -, venus de Vancouver avec Andrew, leur
dresseur, leurs deux mères adoptives, c'est-à-dire une chienne et... la femme d'Andrew. Le loup, en effet, a besoin de son environnement familier, il ne supporte pas l'inconnu, il est imprévisible, mystérieux, farouche et méfiant... comme un loup. Les loups détestent les chiens. Plus encore si c'est possible. D'ailleurs ils les tuent. Quand un musher (conducteur de traîneau) commet l'imprudence de laisser ses chiens sans surveillance, les loups arrivent en bande et les égorgent jusqu'au dernier. Pas pour les dévorer, ou alors si peu. Ils ont la haine tout simplement. On raconte dans le Grand Nord que le loup n'aurait jamais pardonné au chien, ce fils de loup, sa longue compromission avec l'homme. Et que ce reproche atavique ne finira jamais. Dans leur fureur meurtrière, les loups n'épargnent que les femelles en chaleur. Ce qui fait des histoires d'amour romantiques, façon Roméo et Juliette, et donne des petits chiots très recherchés parce qu'ils combinent les qualités des deux races. Script : "Les loups en errance aux abords du bivouac se mesurent du regard avec les chiens. Mais ils se méfient de l'homme. Alors ils passent devant la caméra, hautains et trottinant, et s'éloignent dans le bush sur 500 mètres rejoindre leur dresseur, caché, qui les attend. " Et cela procure un frisson interminable que connaissent bien tous les trappeurs du Yukon.
Il y a eu un lynx, ce gros chat si peureux qu'il est resté perché dans son arbre toute une matinée
et a refusé d'en bouger. Et aussi une loutre apprivoisée. C'était en été, une séquence récréation:
d'abord la belle a fait sa timide, quelques minutes, puis s'est livrée à une partie de cache-cache sousmarine, avec plongée, courses à la nage ; on aurait juré entendre les éclats de rire d'une enfant qui s'amuse. Il y a eu encore un ours qui, lui, a été sage. L'ours (dressé) était tellement gourmand qu'il a suffi de le poster près d'une rivière à saumons pour qu'il fasse son numéro de pêcheur émérite, sans filet. Et puis l'élan (ou le " moose "), avec sa ramure invraisemblable, puissant comme un percheron, et si ombrageux qu'il provoque davantage d'accidents que le grizzli. Celui-là a chargé la caméra. Il a fallu lui tirer un coup de carabine au ras des cors pour le stopper net et lui permettre de réfléchir. Au moment du brame, ce gros cerf devient carrément intenable. Il hurle au fond des forêts canadiennes et fonce sur tout ce qui bouge. Il ne supporte même pas les moineaux. L'élan a l'amour fou.
Et il y a surtout les chiens. Le vieux Voulk en tête (12 ans), qui, lorsqu'il est attelé à Apache, la
jolie chienne grise aux yeux bleus avec juste un trait de crayon noir autour, tire moins bien sur le
harnais. Forcément, il est amoureux. Puis Pussy et Crevette, à la fourrure blanche en deuxième
ligne, qui fait des bonds quand il faut arracher le traîneau. Le tout blanc Nabucco ensuite, tout seul parce qu'il est bagarreur. Un oeil bleu comme la glace, l'autre marron lui font un air de voyou tellement séducteur. Enfin derrière, Rock, noir et blanc, et Minic, jaune, même les yeux, l'ennemi
juré de Nabucco. Ces deux-là quand ils se battent, il faut les séparer. Sinon ils se tueraient. Les
chiens ne s'aiment pas obligatoirement entre eux.
Même s'ils supportent plutôt bien leur compagnon d'attelage. De toute façon, les chiens n'aiment pas faire l'acteur. II faut voir la scène du ravin, les regards perdus de Rock et de Minic tournés vers Nicolas, leur maître, qui ne les aide pas, alors que le traîneau est bien près de les faire
basculer tous dans le vide. Eux, ils tirent pour sauver leur vie. Ils ignorent que les techniciens ont
installé une sécurité. Décidément, les chiens de traîneau ne comprennent rien au cinéma.
Au Yukon, il y a les hommes, les animaux sauvages, les chiens, la nature grandiose, puissante, et tellement présente qu'elle impose une gravité, une pesanteur qui donnent une force extrême à toute vie. Et il y a les petits matins polaires, juste après les sarabandes d'aurores boréales qui enchantent régulièrement les nuits.
Instants magiques où le projectionniste céleste qui tient les manettes allume les montagnes l'une
après l'autre, comme un rideau s'ouvre sur la scène d'un théâtre gigantesque. Preuve que le
soleil est un grand prince sans doute, qui se fait annoncer avec tant de solennité... Décor naturel, idéal en tout cas pour un cinéma d'aventures vérité comme les aime Nicolas Vanier." Le froid fige la beauté ", affirme-t-il. Pour décrire ce même Yukon, Jack London se révélait plus prosaïque. Il écrivait : " C'est le pays où le whisky gèle et peut servir de presse-papier une bonne partie de l'année. " II est vrai que c'était au temps rugueux de la ruée vers l'or.